Dans son opinion du 26 avril 2012, rendue dans le cadre de l'affaire Compass Datenbank GmbH contre Republik Österreich (affaire C-138/11), l’avocat général Jääskinen, de la Cour de justice de l’Union Européenne, considère qu’un refus étatique d’autoriser une réutilisation des données issues
du registre de commerce ne constitue pas un abus de position dominante. Ce faisant, Compass ne peut s'appuyer sur la théorie des facilités essentielles pour obtenir un accès massif aux données constitutives du registre.
(In a preliminary ruling, Advocate General Jääskinen does consider that a
refusal to authorize to re-use data contained in the public register of
business does not constitute an abuse of a dominant position. Consequently, the essential facilities doctrine does not apply)
La Cour de Justice de l’Union
a été saisie par la Cour Suprême de la République d’Autriche (Oberster
Gerichtshof) dans le cadre d’une demande de décision préjudicielle portant sur
la possibilité d’activer la théorie des facilités essentielles en matière
d’accès et de réutilisation des données contenues dans le registre du commerce
autrichien. La République d’Autriche refuse en effet d’accorder à la société
Compass-Datenbank le droit, d’extraire massivement et de reproduire les données
contenues dans le registre public des sociétés et de les commercialiser pour
créer un service d’information commerciale de plus grande envergure.
Il s’agit en d’autres termes
de se s’interroger sur la possibilité de traiter un tel refus d’accès dans le
cadre de la théorie des facilités essentielles[1], à l’instar de ce qui fut
fait dans le cadre des arrêts Magill (CJ. Arrêt du 6 avril 1995, RTE et ITP/
Commission, C-241/91 et C-242/91) et IMS (CJ. Arrêt du 29 avril 2004, IMS
Health, C-418/01). En l’espèce peut être sanctionnée au titre des abus de
position dominante, une entreprise qui, contrôlant une ressource indispensable
sur un marché amont, verrouille la concurrence sur un marché aval ou connexe,
par un refus de contracter ne reposant sur aucune justification objective. Une
double question est en fait posée. La République d’Autriche met elle en œuvre
une activité économique dans le cadre de la tenue et de la diffusion du registre
du commerce (et peut-elle donc être assimilable en ce à une entreprise ?)
Si oui, la théorie des facilités essentielles est-elle ici applicable ?
Pour présenter les conclusions
de l’AG Jääskinen, nous présentons tout d’abord de façon très succincte les
faits (1) avant de montrer que l’Autriche exerce dans le domaine des
prérogatives de puissance publique (2) et que, même si elle devait être
considérée dans le cadre de cette activité comme une entreprise, son refus n’a
pas pour effet d’exclure la concurrence sur le marché aval (3).
1-
La demande de réutilisation des données issues
du registre du commerce
La loi autrichienne relative
au registre de commerce (Firmenbuchgesetz) rend accessible au public l’ensemble
des données légales relatives aux entreprises et permet notamment de renforcer
la sécurité juridique et économique des transactions commerciales en délivrant
des informations quant à d’éventuelles procédures d’insolvabilité ou de
liquidation dont pourraient faire l’objet certaines entreprises. Depuis 1999,
des « agences intermédiaires » (Verrechnungstellen) rendent
accessibles ces informations sur Internet moyennant le paiement du coût du
service et d’une taxe réglementaire. Cependant, celles-ci ne sont pas
autorisées à réutiliser et à commercialiser dans le cadre d’autres services
lesdites informations. Parmi les opérateurs contrôlant l’une de ces agences
figure Compass-Datenbank. Celle-ci est l’héritière d’une des sociétés chargées
de la diffusion du registre depuis 130 ans et commercialise, depuis 1995, une
base de données commerciale en ligne délivrant des informations excédant le
périmètre de celles contenues dans le registre.
En décembre 2001 une action
fut introduite par la République d’Autriche devant le tribunal de commerce de
Vienne. Il en résulta, au titre de mesure conservatoire, une injonction faite à
Compass de ne plus utiliser ces données en l’attente d’une décision au fond. Le
21 décembre 2006, Compass entama à son tour une action en justice pour obtenir
l’accès et le droit de réutiliser les informations du code du commerce,
moyennant une juste rémunération. L’argument de Compass étant basé sur le droit de la
concurrence, la Cour Suprême autrichienne saisit la Cour de Justice pour obtenir une décision préjudicielle à dans la mesure où il s’agissait d’interpréter
le Droit de l’Union pour déterminer si la théorie des facilités essentielles
était ici applicable. La Cour doit ainsi répondre à trois questions. La
première tient à la possibilité de caractériser la diffusion des données issues
du registre du commerce comme une activité économique, la deuxième porte sur la
possibilité de qualifier l’activité comme commerciale dès lors que l’Autriche
se prévaut de la protection sui generi
dont bénéficie le créateur de bases de données, la troisième, enfin, porte sur
la possibilité d’activer la théorie des facilités essentielles dans le cas d’espèce.
2-
La tenue du registre du commerce est-elle une
activité commerciale ?
Compass désire obtenir un
transfert de masse des données contenues dans le registre du commerce pour les
réutiliser dans le cadre d’un nouveau service. La question à trancher ne porte
pas sur la nature de l’activité des agences intermédiaires qui diffusent les
informations sur Internet mais sur celle de l’Etat lui-même en tant que créateur
de la base. En effet, les premières interviennent sur un marché distinct qui
est celui de la consultation en ligne des informations. Elles agissent dans le
cadre d’un montage assimilable à une concession. En effet, leur rémunération
provient essentiellement des paiements acquittés par les utilisateurs. Compass
n’est en rien exclue de ce marché. En effet, il contrôle l’une de ces agences,
laquelle accède aux informations dans des conditions non discriminatoires par
rapport à ses concurrentes. En fait, la demande de Compass porte sur un autre
marché que celui sur lequel interviennent ces agences. Elle souhaite disposer
d’un moyen alternatif d’accès aux informations (transfert en masse) lui
permettant de proposer un nouveau service.
Il s’agit donc dans un premier
temps de déterminer si l’activité de la République d’Autriche correspond bien
en l’espèce à une activité économique soumise aux règles européennes de
concurrence. Une telle activité se caractérise par la vente de biens et
services sur un marché. Le stockage dans une base de données des informations
du registre du commerce et des sociétés et la délivrance d’un accès à celle-ci
correspond en fait, selon l’AG Jääskinen, à une prérogative de puissance
publique et non à une activité économique. Le fait qu’un coût d’accès soit
facturé n’en fait pas une activité commerciale dans la mesure où il s’agit de
compenser les coûts du service. Un Etat n’exerce pas une activité économique –
et n’est donc pas soumis aux règles de concurrence – dans le cadre de ses actions
visant à réguler le marché. L’objet de la construction et de l’ouverture aux
tiers de la base de données considérée participe d’un objectif de sécurité
juridique. Il s’agit de fournir aux opérateurs du marché une information
juridique fiable sur leurs contractants actuels ou potentiels.
La seconde demande tient à la
possibilité accordée à l’Etat de ne pas ouvrir aux tiers les données en vue de
leur réutilisation. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une obligation à
s’abstenir d’agir mais au contraire à une demande d’injonction d’agir sur le
marché. Il serait en quelque sorte fait obligation à l’Etat d’agir de façon
proactive sur le marché pour se conformer aux règles de concurrence. L’Avocat
Général considère au contraire que le droit de la concurrence de l’Union
ne fait nulle obligation à un Etat membre à divulguer des informations à des
opérateurs économiques pour permettre à ces derniers d’exercer leur activité,
même si cela devait permettre la création de nouveaux marchés. L’Etat peut se
prévaloir de la protection des bases de données qui permet à un créateur d’en
refuser l’accès. De plus la directive 2003/98 du 17 novembre 2003 ne fait pas
obligation aux Etats membres d’autoriser la réutilisation de leurs documents.
Deux réponses négatives étant
apportées aux deux premières questions préjudicielles, il est a priori inutile de s’attacher à la
troisième dans la mesure où les règles de concurrence ne sont pas, en l’espèce,
applicables. Cependant, l’Avocat Général a traité de cette question, au cas où
la Cour de Justice viendrait à considérer que la République d’Autriche a exercé
une activité économique en rassemblant les données constituant le registre du
commerce et en les rendant accessibles.
3 – De l’application de la théorie des
facilités essentielles
Si on suppose que la
constitution du registre correspond à une activité économique et donc que la
République d’Autriche a agit comme une entreprise, la question de
l’applicabilité de la théorie des facilités essentielles peut se poser dans une
configuration dans laquelle il n’existe pas de marché amont. En effet, figurent
en amont de l’accès en masse des données du registre du commerce, leur
collecte, leur enregistrement et leur accès individuel. En l’espèce, Compass
est un opérateur dominant en aval et dispose déjà d’un accès aux informations
amont dans les mêmes conditions que les autres entreprises intermédiaires. Sa
demande porte sur un transfert de masse, auquel n’a droit aucun de ses
concurrents, transfert devant lui permettre de proposer un service plus
performant à ses clients. Or, si les facilités essentielles sont en l’espèce
les données individuelles, tous les opérateurs y ont accès dans des conditions
non discriminatoires.
La situation est différente de
celles de Magill et d’IMS Health. Il ne s’agit plus d’opérateurs dominants sur
un marché amont refusant un accès à un opérateur tiers ayant pour effet de les
exclure sur un marché aval pour lequel il existe une demande potentielle et
solvable. Selon la jurisprudence, trois conditions doivent être réunies pour
qu’une entreprise dominante soit sanctionnée au titre d’un abus dans le cadre
d’un refus d’accès. Il est nécessaire que le refus fasse obstacle à
l’apparition d’un produit nouveau, pour lequel une demande solvable existe,
qu’il ne repose sur aucune justification objective et qu’il ait pour effet
d’exclure toute concurrence sur le marché secondaire considéré. Citer les
arrêts
En l’espèce, la demande
préjudicielle ne permet pas de définir les positions respectives des opérateurs
sur le marché pertinent, et notamment d’apprécier la puissance de marché de
Compass elle-même. En outre, Compass désire obtenir les informations dans des
conditions économiques et juridiques plus favorables que celles appliquées aux
autres opérateurs, dans la mesure où l’accès aux informations brutes est ouvert
à tous dans les mêmes conditions. Certes, le refus d’accès fait obstacle à
l’émergence d’un service plus riche pour les consommateurs. Cependant, il ne
saurait être considéré que ce refus soit de nature à exclure toute concurrence
sur le marché amont. Il retarde, comme le note l’Avocat Général, la
présentation de produits actualisés et augmente le coût de la fourniture du
service. En d’autres termes, comme cela était déjà au cœur de l’arrêt Bronner (arrêt
de la Cour de Justice, Oscar Bronner contre Mediaprint, affaire C-07/97, 26
novembre 1998), l’activation de la théorie des facilités essentielles ne
saurait procéder de la recherche par une entreprise aval d’une méthode plus
performante et efficace de rendre son service. Elle ne peut être activée que si
et seulement si le refus – injustifié – a pour effet d’exclure toute
concurrence sur le marché aval. Le cas échéant, la notion d’essential facility dériverait bien vite
vers celle de convenient facility[2]
et la politique de la concurrence de la défense du processus de marché à celle
des concurrents.
Les conclusions de l’Avocat
Général sont donc les suivantes : i) en collectant et en stockant les
données à la base du registre du commerce, un Etat n’intervient pas sur le
marché comme une entreprise, ii) il ne revêt pas plus cette nature si,
autorisant la consultation des données en ligne, il s’appuie sur la protection
offerte au créateur de base de données, pour en refuser une utilisation plus
large.
[1] Marty F. et Pillot J.,
(2011), « Des critères d’application de la théorie des facilités
essentielles dans le cadre de la politique de concurrence européenne », Reflets
et Perspectives de la Vie Economique, tome L, 2011/4, pp.197-221.
[2]
Ridyard D., (2004), “Compulsory access under EC Competition Law – A new
doctrine of ‘convenient facilities’ and the case for price regulation”, European Competition Law Review, issue
11, pp. 669-673
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